Montage de textes d’Annie Ernaux, mise en scène de Laurence Cordier, interprétés par Delphine Cogniard, Aline Le Berre et Laurence Roy.
On a parfois reproché à Annie Ernaux son écriture blanche, sa plume vidée de tout substantif. En adaptant pour la scène ses trois premiers romans (« Les Armoires vides« , « Une femme » et « La Honte« ), justement ceux qui posaient alors problème à une critique n’osant pas avouer qu’elle n’aimait pas en réalité ce qu’elle disait dedans, Laurence Cordier prouve avec éclat la force et l’énergie qui jaillissent des mots d’Annie Ernaux.Avec Pierre Bourdieu, Jean-Luc Lagarce et Michel Onfray, Annie Ernaux appartient au cercle très fermé des écrivains majeurs ayant réussi à franchir le mur de verre auquel se heurtent les enfants des classes populaires pour rejoindre, au prix fort de la perte de ce qui les constituait, la culture bourgeoise et cela, sans refuser d’oublier leurs origines.
Pour conter l’histoire d’Annie Ernaux, nommée ici Denise Lesur, dont elle dit d’emblée la tragédie en commençant par une scène terrible d’avortement,Laurence Cordier a fait appel à trois femmes.
Trois femmes à trois âges différents de la vie, mais habillées quasiment de manière similaire dans des tenues ternes et sans féminité. Dans le milieu d’Annie Ernaux, on aurait dit qu’elles étaient mal fagotées.
Pour occuper la scène, elles déploient trois grands panneaux mobiles qu’on pourrait un moment croire en verre, mais qui se révèleront de grandes structures en plastique transparent quand le temps de la révolte sera venu pour la petite fille du café-épicerie au destin de professeur de lettres.
Ces panneaux proposés par la scénographe Cassandra Boy sont là pour symboliser ce fameux passage de l’autre côté du miroir. Peu à peu, ils cessent d’être vierges et se recouvrent peu à peu de mots, se surchargent d’écriture, cachant la claire condition prolétaire où « Nini » avait un destin prévisible et transparent.
Cette pauvreté gaie dans laquelle elle était heureuse et qui devient soudain, par l’acquisition des « valeurs » apprises dans les livres de l’autre monde, une médiocrité malpropre et haïssable.
Delphine Cogniard, Aline Le Berre et Laurence Roy forment un choeur qui vit avec une grande autorité les épisodes signifiants de la vie de la romancière sans avoir jamais besoin d’élever la voix. Et puis, soudain, Delphine Cogniard, la plus jeune des trois, s’emporte. C’est presque un hurlement qui sort de sa bouche.
Annie-Denise vient de franchir le mur alors qu’est lacéré symboliquement l’un des panneaux de plastique, lacéré en forme de triangle pour renforcer le sens du symbole. Car Nini est passée de l’autre côté au prix insupportable d’un avortement nauséeux et traumatique d’avant la loi Veil. Son « Quat’sous« , qui prend tout à coup son sens premier, a le coût exorbitant d’une déchirure, d’un abandon, d’une innocence perdue.
Elle quitte à jamais un monde pour ne jamais rentrer complètement dans un autre.
Laurence Cordier a saisi l’essence de l’oeuvre d’Annie Ernaux et a su en rendre toute la rage et l’émotion. Une réussite qui touche profondément. |