Fight the Power
La metteuse en scène Laurence Cordier revisite Antigone de Sophocle, poursuivant sa réflexion sur l’invisibilisation de la parole féminine. Entretien.
Par Anissa Bekkar – Photo de Marie Pétry
Après Annie Ernaux et Frida Kahlo, vous vous emparez d’une autre figure hors normes. Peut-on dire que le fil rouge de votre travail, c’est la rébellion de la femme ?
Je m’intéresse avant tout aux destins féminins invisibilisés. Il existe toute une cohorte d’héroïnes oubliées par l’Histoire, ce qu’on appelle aujourd’hui le matrimoine. En tant que metteuse en scène, je tiens à porter la parole de ces femmes transcendant leur destin pour inventer un autre chemin. Antigone s’est imposée à moi par la contemporanéité des thèmes de la pièce et la subtilité avec laquelle Sophocle appréhende la question de la place des femmes dans la cité. J’ai eu un coup de cœur pour la traduction d’Irène Bonnaud et Malika Hammou, dont j’apprécie la musicalité et l’accessibilité.
Censée se taire, Antigone risque sa vie par conviction. Choisir Noella Ngilinshuti Ntambara, qui est une femme noire, pour l’incarner, n’est pas anodin…
Absolument. Même si ce n’est pas un sujet pour moi, c’en est un dans l’absolu. Le fait qu’une femme noire porte cette parole au théâtre lui donne une autre dimension. Ce n’était pas conscientisé mais je suis heureuse que ce soit elle pour cette raison-là. Je ne souhaitais pas non plus en faire un événement, donc j’ai ouvert la distribution pour qu’elle soit internationale et que Noella Ngilinshuti Ntambara ne soit pas la seule interprète racisée au plateau.
Vous confiez le rôle de Créon, figure d’autorité masculine par excellence, à la comédienne Aline Le Berre. Quelle était votre intention ?
Nous avons collaboré ensemble auparavant et en relisant la pièce, j’ai immédiatement pensé à elle. L’alchimie avec Noella Ngilinshuti Ntambara a été immédiate. Je ne voulais pas que ce soit juste une idée intellectuelle. Si Aline Le Berre n’avait pas été disponible, le rôle aurait échu à un homme. Mais cela montre aussi comment une femme s’empare d’un pouvoir dérivé du patriarcat.
Le théâtre classique est extrêmement codifié. Comment vous êtes-vous approprié la pièce ?
La scénographie est presque un personnage à part entière avec lequel les comédiens interagissent. Plutôt qu’une reconstitution de Thèbes, j’ai souhaité recréer un monde en ruines empreint de magie. Les toiles peintes de Marine Dillard déploient un univers visuel austère et irréel. Le sol est couvert de cendres, des panaches de fumée s’en échappent, des choses tombent du ciel… Le compositeur Nicolas Daussy amplifie cette atmosphère surnaturelle en faisant gronder la terre. Je tenais à ce que dans cet écrin quasiment vivant, les comédiens évoluent sans être figés par le texte. La chorégraphe Anne-Emmanuelle Deroo intervient sur leurs déplacements pour redonner aux corps leur liberté. La préparation en amont est titanesque, mais chaque soir, tout l’enjeu pour moi, c’est de reconvoquer l’instant. De tout remettre en jeu.
Au Théâtre de la Manufacture (Nancy) du 12 au 16 novembre
theatre-manufacture.fr