Critique de Antigone, par Véronique Hotte


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Par Véronique Hotte, 13 novembre 2024 – crédit photo : Jean-Louis Fernandez

Antigone de Sophocle, traduct. Irène Bonnaud et Malika Hammou, mise en scène Laurence Cordier, au Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy Lorraine.

Antigone de Sophocle, traduit par Irène Bonnaud et Malika Hammou (Sophocle, Tragédies complètes I, Les Solitaires Intempestifs ), mise en scène Laurence Cordier. Avec Mama Bouras, Aline Le Berre, Mounir Margoum, Noella Ngilinshuti Ntambaraet Fabien Orcier. Création sonore Nicolas Daussy, dramaturgie David D’Aquaro, scénographiMarine Dillard, lumière Anne Vaglio, costumes Gwendoline Bouget.

Antigone de Sophocle évoque les décombres d’une succession de destinées tragiques. Oedipe, roi de Thèbes, futur père d’Antigone, a épousé sans le savoir sa mère, Jocaste. Antigone est une des quatre enfants nés de cette union damnée. Jocaste se pend en découvrant le lien qui l’unit à Oedipe, celui-ci se crève les yeux et quitte la ville, livré à l’errance et à la mendicité. Polynice et Etéocle, les deux frères jumeaux d’Antigone s’affrontent à mort pour hériter du trône, et s’entretuent. Antigone résiste à la loi de la cité près de sa soeur Ismène, plus pragmatique.

La mort des deux frères fait place à l’ambition tyrannique de leur oncle Créon, le nouveau roi dont la première décision est d’abandonner le cadavre sans sépulture de Polynice aux vautours et aux chiens, celui-ci ayant levé une armée pour prendre Thèbes. Créon, en échange, célèbre la dépouille du jumeau Etéocle, son allié. Or, Antigone rebelle refuse le traitement réservé à son frère Polynice, quoi qu’il ait fait.

Après avoir travaillé sur des figures féminines engagées telles que Frida Khalo et Annie Ernaux, Laurence Cordier, actrice et metteuse en scène, se penche sur Antigone de Sophocle, dont le rôle-titre symbolise l’insoumission, mythe fascinant sur la question de la femme censée se taire mais qui par conviction risque sa vie.

Créon, réactionnaire, dirige la cité selon un pouvoir brutal et arbitraire, aveugle et sommaire, qui ne supporte pas l’opposition: « Il n’est rien de pire que l’anarchie / Elle perd les cités / Ravage les maisons / Brise les rangs et provoque la déroute au combat / La discipline / Elle / Sauve beaucoup de vies / Si on se laisse commander / Il faut faire régner l’ordre / Ne jamais se soumettre à une femme / Il vaut mieux / S’il le faut / Tomber devant un homme que paraître soumis à une femme ». 2500 ans plus tard, le vertige est grand à voir la prolifération de ces figures politiques tyranniques récurrentes, en nos temps exactement immédiats.

Créon est l’exemple même de l’organisation patriarcale de la société, se présentant comme l’intermédiaire entre les dieux et les hommes, donnant des ordres, régnant par la force et rédigeant des lois pour administrer la cité, ivre d’un pouvoir dérobé.

La lecture « naturellement » féministe d’Antigone impose la rétive comme l’icône de l’insoumission, dressée face à une parole dominante pour un manifeste humaniste. En défiant la loi dictée par son oncle, en voulant enterrer dignement son frère, hors de tout fanatisme politique ou religieux, Antigone porte en majesté un acte d’humanité: l’amour proche et fraternel narguant la brutalité d’un pouvoir autoritaire:

« Tous ici me couvriraient d’éloges / Si la peur ne leur tenait pas la langue / C’est un des privilèges de la tyrannie / Elle peut faire dire et faire ce qu’elle veut. » (Antigone à Créon).

L’écriture intense et lumineuse de Sophocle, entre antiquité et post-modernité, traduite par Irène Bonnaud et Malika Hammou, est concrète, élémentaire et poétique – infiniment juste dans la peinture du monde tel qu’il va: « Je ne suis pas là pour haïr avec toi mais pour aimer / Avec les miens. » (Antigone à Créon). 

La tragédie advient – récit événementiel rigoureux et échanges des personnages – à travers une parole concise et dense, la respiration ample et pleine des vers libres, dont la force d’équilibre et de tension tient au vent et aux rafales d’une tempête, tant en soi que hors de soi – vitesse et violence ressenties -, soit l’objet même de la performance orale de toute tragédie grecque à Athènes. « Le texte se consumait dans la représentation comme la foudre dans le feu d’artifice. » (Brecht cité dans Préface à Antigone, Irène Bonnaud et Malika Hammou, Les Sol. Intemp.)

La scénographie évocatrice de Marine Dillard offre une vue aérienne d’un paysage montagneux volcanique, ciel chargé de nuages, champ de ruines, ville anéantie après le combat telle qu’on en voit circulant sur tous les écrans du monde. Reste l’immensité du vide qui laisse affleurer le seul lien vrai avec la terre, Hadès et les dieux d’en bas. La lave volcanique correspond au tragique austère et impérieux de la confrontation des forces opposées. En guise de réponse, une pluie granuleuse noire et sonore tombe des cintres, ensevelissant la vie et le salut sur la planète.

Aline Le Berre – Créon/Eurydice -, tragédienne dans l’âme, interprète l’homme autoritaire, dominateur et patriarcal, ivre d’un pouvoir qui l’aveugle. Noella Ngilinshuti Ntambara est Antigone, dévolue à sa belle sensibilité existentielle.

Mama Bouras – Ismène/Hémon – incarne avec nuance apaisée l’affection sororale et l’impuissance de l’amant. Fabien Orcier – Le Garde, Tirésias, le Messager – assume à travers une assise paisible et patiente ses rôles annonciateurs de catastrophes. Et l’inquiet Mounir Margoum – Le Coryphée, le Choeur – chorégraphie les vents, le hennissement des chevaux et la tempête: narrateur tragique impliqué et raisonnant librement, tout en accordant l’émotion au spectateur pris de pitié.

Un quintette d’interprètes doués au service d’une tragédie emblématique, à l’éclat coupant et déstabilisant, celui des situations humaines sans issue – passions et dilemmes – qu’il faudra au public transcender pour atteindre à la vérité et à la liberté existentielles dans l’urgence d’un salut pour tous – qu’on soit homme ou qu’on soit femme – dans la cité.

Véronique Hotte


Du 12 au 16 novembre 2024, au Théâtre de La Manufacture – Centre dramatique national Nancy Lorraine, 10 rue Baron Louis 54000 –Nancy (Meurthe-et-Moselle). Tél: 03 83 37 42 42, billetterie@theatre-manufacture.fr. Les 21 et 22 novembre,Théâtre du Château d’Eu (Seine maritime). Les 28 et 29 novembre à L’Azimut – Antony/Châtenay / Malabry – Pôle National Cirque en Île-de-France (Hauts-de-Seine). Le 3 décembre,TDC -Théâtre de Chartres (Eure – et – Loir). Les 5 et 6 décembre,MCB – Maison de la Culture de Bourges / Scène nationale (Cher). Le 4 février 2025, Gallia – Théâtre, Scène conventionnée de Saintes (Charente – Maritime).