« Quat’sous de passions »- L’Humanité –


Quat’sous de passions

Trois romans d’Annie Ernaux en un seul texte unique et sensible.

Bordeaux (Gironde), envoyé special

Les mots se frôlent, se croisent, tissent une toile humaine. Comme les personnages. Trois filles, trois femmes qui n’en font qu’une. Qui évoluent dans trois textes qui n’ en font qu’un. Sur le plateau du Théâtre national de Bordeaux Aquitaine où le Quat’sous a été crée début novembre, trois lourds cadres dans lesquels sont tendues d’immenses feuilles de plastique gélatineux servent d’écrans de paravents, de miroirs, d’écritoires démesurés.

Laurence Cordier, qui présente là sa première mise en scène, avoue son« envie irrépressible» de porter sur la scène la langue d’Annie Ernaux, «dense, brute, coupante par moments, intensément poétique, drôle et sensible ». Sans écrire un seul mot de liaison, avec David D’Aquaro, elle a fondu et articulé des extraits de trois romans, les Armoires vides (1974), Une femme (1988) et la Honte (1997). La recette est savoureuse. L’unité créée permet un récit limpide, de la « relation torturée » de Denise Lesur et de sa mère, depuis l’enfance, l’adolescence, à l’âge dit adulte. Cet exercice « est en rupture totale avec ce qui a été fait avec mon travail », a apprécié Annie Ernaux, qui, dans ce que l’on pourrait appeler ses autofictions, thème qu’elle récuse souvent, raconte son parcours« j’ai été coupée en deux, mes parents, ma famille d’ouvriers agricoles, de manoeuvres et l’école, les bouquins (…) le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine, il fallait bien choisir…» Avec la question du comment échapper au déterminisme de ses propres origines sociales, du comment cautériser ce qui peut être vécu comme une fracture sociale… Ici il ne s’agit pas de dire seulement, mais de donner à la vague l’ampleur du théâtre. La réussite est envoûtante. Un tourbillon de vie pointe deux mondes qui ne se rejoindront pas, le petit peuple du café épicerie et celui de la bourgeoisie du catéchisme et de l’école privée. Avec, aussi, la pulsation des chairs et des sentiments, les rêves et un avortement…Colorant cet univers à la fois banal et au plus intime qui soit, Laurence Roy, Aline Le Berre et Delphine Cogniard sont Denise, interchangeables, sans jouer le rôle de leur âge véritable. Et cela n’a aucune importance. Annie Ernaux parle d’un temps un peu effacé traversé de passion, de doutes, de peurs, d’oppositions toujours actuels. Laurence Cordier, qui porte un regard acéré sur l’ « intimement féminin », définit le Quat’sous comme « une symphonie d’images d’odeurs et de sons » Comme une petite musique qui touche au plus profond •

G. R